"Nous voyons très souvent des écrits condamnés
Pour dire franchement des franches vérités."
Ces deux vers de Jean-Marie Déguignet terminent
une "Adresse" rédigée peu de temps avant sa mort.
C'est au hasard d'une brocante qu'un livre de cet
homme hors du commun est arrivé entre mes mains.
Mendiant à 6 ans, puis vacher, il apprend seul à lire et à écrire le breton puis le latin et enfin le français. Il s'engage à 20 ans dans l'armée et il participe à la guerre de Crimée, à la campagne d'Italie, à la soumission de la Kabylie et à l'expédition du Mexique. De 1854 à 1868, soldat de Napoléon III il a le temps d'apprendre l'italien et l'espagnol et de se cultiver, encore et toujours, sa soif de connaissance est inextinguible. De retour en Bretagne il reprend une ferme à l'abandon et en fait une exploitation modèle, mais ses convictions politiques et religieuses lui font du tort (bel euphémisme) et il meurt dans la misère en 1905 après avoir écrit l'Histoire de sa vie.
Si vous pouvez vous procurer cet ouvrage vraiment extraordinaire, vous découvrirez un homme hors du commun ayant totalement échappé au formatage des esprits de son siècle et vous irez de surprise en surprise quel que soit le sujet abordé par Déguignet.
Je reproduis ci-après un extrait de ses écrits, tombés dans le domaine public, situé au tout début de "l'Histoire de ma vie".
MON ENFANCE
"Je vais commencer aujourd’hui un travail que je ne sais comment ni quand il se terminera, si toutefois il se termine jamais. Je vais toujours l’essayer. Je sais qu’à ma mort, il n’y aura personne, ni parent, ni ami, qui viendra verser quelques larmes sur ma tombe ou dire quelques paroles d’adieux à mon pauvre cadavre. J’ai songé que, si mes écrits venaient à tomber entre les mains de quelques étrangers, ceux-ci pourraient provoquer en ma faveur un peu de cette sympathie que j’ai en vain cherchée, durant ma vie, parmi mes parents ou amis. J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants mais, jamais ailleurs que dans les romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine, comme on les appelle assez justement, — car c’est eux, en effet, qui supportent les plus lourds fardeaux et endurent les plus cruelles misères. Je sais que les artisans et hommes de peine sont dans l’impossibilité d’écrire leur vie, n’ayant ni l’instruction ni le temps nécessaires. Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, — puisque je suis rendu à un loisir forcé, — comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable, comment j’y ai engagé et soutenu la terrible lutte pour l’existence.
Je vins au monde dans de bien tristes conditions. J’y tombai juste au moment où mon père, alors petit fermier, venait d’être complètement ruiné par plusieurs mauvaises récoltes successives et la mortalité des bestiaux. Je vis le jour le 29 juillet 1834. Deux mois après, mes parents furent obligés de quitter la ferme de Kilihouarn-Guengat en y laissant, pour payer leur fermage, tout ce qu’ils possédaient, jusqu’aux objets les plus indispensables à leur pauvre ménage. Ils vinrent à Quimper avec quelques planches pourries, un peu de paille, un vieux chaudron fêlé, huit écuelles et huit cuillers en bois. Ils trouvèrent à se caser dans un misérable taudis de la rue Vili, rue bien connue à Quimper pour sa pauvreté et sa malpropreté. Nous y restâmes deux ans, pendant lesquels je fus constamment malade. Plusieurs fois, la chandelle bénite fut allumée pour éclairer mon passage dans l’autre monde. J’ai su tout cela, plus tard, par ma mère et par d'autres personnes qui nous avaient vus dans ce triste bouge.
Mon père, qui ne connaissait d’autre état que celui de cultivateur, ne trouvait rien à faire en ville, et nous étions cinq enfants à la maison, dont l'aîné n’avait pas dix ans. Il trouva enfin à louer un Penn-ty au Guelenec, en Ergué-Gabéric, et pouvait alors aller en journée chez les fermiers où il gagnait de huit à douze sous par jour. Il faisait, en hiver, des fagots de bois ou de landes. Nous avions aussi un peu de terrain où l’on semait des pommes de terre, de ces pommes de terre rouges, grosses et très productives, qui étaient alors la principale nourriture des pauvres et des pourceaux. Là, mon frère et ma sœur vinrent à mourir, par suite sans doute des misères et des privations qu’ils eurent à endurer dans ce cloaque infect de la rue Vili. Je me rappelle, car j’avais alors cinq ans, ces tristes et pâles figures qui n’avaient pas changé en passant de vie à trépas. Je me rappelle avoir vu ma mère ramasser de gros poux sur la tête de ma sœur après sa mort. Mon père et ma mère eurent l’air d’être contents : ils disaient que nous avions deux anges dans le ciel qui prieraient Dieu pour nous. Notre maisonnée, du reste, ne diminua pas, car j’avais déjà un autre petit frère, et une sœur ne tarda pas à venir. Le Dieu d’Abraham avait dit croissez et multipliez. Nous multipliions, mais nous ne croissions guère, car à six ans, je n’étais pas plus haut qu’une botte de cavalier. Cependant le grand air de la campagne m’avait donné la vie, la santé et un peu de vigueur. J’allais alors tous les jours chez les fermiers des environs demander à dîner, et souvent, après m’avoir bourré mon petit ventre de bouillie d’avoine, on me donnait encore des morceaux de pain noir et des crêpes moisies pour emporter à la maison.
À huit ans, ma mère me confectionna une besace, et j’allai dès lors, non plus dans une seule maison, mais de ferme en ferme, pieds nus, à peine couvert de quelques haillons sordides, récitant ma prière de porte en porte ; je rentrais le soir, exténué, avec ma besace pleine de grossières farines, de crêpes moisies et de rognons de pain noir. Je continuai ce métier sans interruption jusqu’à l’âge de dix ans et demi. J’étais la Providence de la pauvre maisonnée ; j’y apportais plus de bien-être que mon père qui, cependant, bûchait aussi du matin au soir. Chose curieuse, et qui étonna bien des gens de nos environs, c’est que j’avais trouvé le moyen, dans ce triste métier et dans le milieu ignorant où je vivais, d’apprendre à lire le breton. Voici comment : il y avait dans notre village, qui était assez grand, une vieille fille qui était restée à coiffer sainte Catherine, et qui ne s’occupait guère en ce monde que d’assurer son salut éternel. Elle avait été servante chez le curé, où elle avait appris à lire le breton, dumoins dans son livre de messe, et le catéchisme. Pour mieux mériter les grâces célestes, elle s'était donné pour mission d'initier tous les enfants du village aux saints mystères de la religion. C'était chez nous qu'elle venait faire le catéchisme, car elle aimait beaucoup ma mère qui lui racontait ses misères dans ce monde et la joie qu'elle avait d'être pauvre, puisque Jésus avait dit que les pauvres seuls seraient admis dans son royaume céleste. Ma mère savait aussi un grand nombre de cantiques édifiants, qu'elle chantait fort bien, d'histoires de revenants, d'hommes et de femmes enlevés par le diable au milieu de la danse, ou engloutis en terre pour s'être moqués d'une croix en passant devant elle ; des âmes de riches obligées de rester dans les caveaux, les cavernes ou au fond des étangs pour garder leurs trésors jusqu'à la consommation des siècles. D'autres femmes venaient encore chez nous, avec leurs grandes quenouilles et leurs longs fuseaux, accompagnées de leurs enfants, pour écouter les cantiques et les histoires, et aussi, sans doute, pour dire et écouter beaucoup d'autres choses. J'étais l'enfant gâté de la vieille fille, parce que j'étais gentil, disait-elle, docile et attentif, et parce que j'apprenais vite et bien. Au bout de dix-huit mois, je savais toutes les prières et tout le catéchisme sur le bout du doigt et lisais mieux qu'elle dans son vieux livre de messe, tandis que les autres étaient encore, pour la plupart, à bégayer les premières leçons du catéchisme : les trois quarts avaient renoncé à apprendre l'alphabet, et le reste était toujours dans les éternels b a ba, b o bo, b u bu."
oOo
Celles et ceux qui sont allés jusque là trouveront forcément le bouquin et ne le lâcheront plus. Plusieurs sites internet sont consacrés à J.M. Déguignet et on peut même trouver certains de ses textes sur Gallica.